15 septembre 2025

[SOCIETE & MOEURS] La censure à la Japonaise

 Saison 1 - Episode 3 : Entre mosaïques et brouillard, la pudeur pixelisée du Japon face à un siècle de censure.



Il suffit de regarder un film érotique ou pornographique japonais pour être frappé par un détail qui n’en est pas un : les zones intimes des acteurs et actrices disparaissent derrière une brume artificielle, une mosaïque pixellisée ou un halo blanchâtre. Ce voile numérique, devenu au fil des décennies presque aussi emblématique que les productions elles-mêmes, n’est pas une coquetterie esthétique mais la trace persistante d’une contrainte légale et morale. Derrière ce filtre visuel se cache plus d’un siècle d’histoire, de tabous et d’arrangements subtils avec la loi.

Tout commence en 1907, lorsque l’État japonais adopte l’article 175 du Code pénal. Ce court article interdit la diffusion d’« objets obscènes », sans définir clairement ce que recouvre cette notion. La loi, vague à dessein, s’applique aussi bien aux textes qu’aux images, et offre aux autorités un cadre flexible pour censurer ce qu’elles jugent indécent. Dans les faits, elle a servi à contrôler la diffusion d’ouvrages jugés sulfureux, mais aussi à poser une barrière durable sur la représentation explicite du sexe. Plus d’un siècle plus tard, l’article 175 est toujours en vigueur, comme un vestige tenace d’une époque où la morale publique passait par le contrôle du visible.

Face à cette interdiction, les créateurs n’ont pas choisi le silence mais la ruse. Dès les années 1960, les réalisateurs de pink films – ces films érotiques diffusés en salles – ont développé une grammaire visuelle de l’évitement. Une lampe posée au bon endroit, une bouteille qui masque l’essentiel, une ombre savamment découpée : la censure se transformait en chorégraphie où chaque objet devenait complice. Pour les scènes plus frontales, on utilisait le maebari, un petit patch couleur chair collé sur le pubis, à la fois accessoire pratique et symbole d’une interdiction absurde.

Un objet placé stratégiquement pour masquer les parties génitales dans les films japonais.

Avec l’essor de la vidéo dans les années 1980, la mosaïque numérique devient la norme. Les organes génitaux, rendus flous par ce procédé, prennent l’aspect de puzzles abstraits. Le fogging, une sorte de brouillard blanc ou gris, complète parfois l’arsenal. Ces artifices techniques, loin d’effacer le désir, attirent paradoxalement le regard : on regarde autant ce qui est caché que ce qui est montré.

Les auteurs de mangas et d’animés ont également trouvé des échappatoires inventives. Interdiction de dessiner les organes sexuels ? Qu’à cela ne tienne : naissent alors des créatures et des situations extravagantes, dont les tentacules du mythique Urotsukidōji. Le fameux hentai “tentaculaire” n’est pas une passion nippone pour les céphalopodes, mais une pirouette juridique : représenter l’acte sexuel sans enfreindre littéralement la loi. Jusqu’au début des années 1990, un autre interdit, surprenant pour un œil occidental, a perduré : celui des poils pubiens. Ce détail a façonné l’imaginaire visuel de toute une génération de mangas et de films, peuplés de corps imberbes, presque irréels, avant que les autorités n’assouplissent enfin leur position.

Exemple animé : même dans les hentai modernes, la censure persiste via mosaïques et floutages imposés.

Le hentai et ses tentacules : une invention créative pour représenter l’acte sexuel sans enfreindre directement la loi.

Dans les mangas érotiques, les auteurs ont souvent contourné la censure en supprimant les poils pubiens  

Ceux qui bravent la règle s’exposent à des sanctions sévères : jusqu’à deux ans de prison et 2,5 millions de yens d’amende. Plusieurs mangaka, éditeurs ou distributeurs de vidéos ont été inquiétés pour avoir franchi cette ligne ténue entre érotisme et obscénité. Dans une société où la honte publique est lourde de conséquences, la menace judiciaire suffit souvent à maintenir le consensus.

Mais que cherche-t-on vraiment à cacher derrière ce voile de pixels et de brume ? Certainement pas le désir, omniprésent dans la culture japonaise contemporaine, des publicités aux mangas en passant par les idoles de la J-pop. Ce qui est rejeté, c’est la crudité de l’acte sexuel, la frontalité des organes, jugées dangereuses pour l’ordre moral. Le paradoxe est saisissant : un pays saturé d’images érotiques, mais où l’essence même du sexe doit rester dissimulée. Comme si l’on disait au spectateur : « regardez, mais ne voyez pas trop ».


la mosaïque (bokashi). Une technique emblématique où les zones sexuelles sont recouvertes de carrés pixelisés.

Avec le temps, cette contrainte est devenue une véritable signature culturelle. Les films pornographiques japonais seraient presque suspects sans mosaïque, tant ce filtre est entré dans le contrat visuel. Dans les pink films, les objets interposés et les ellipses sont devenus un langage artistique à part entière. Dans les mangas, les détours inventés par les auteurs ont créé des genres introuvables ailleurs, et nourri une créativité mondiale qui a fait du hentai une référence à part entière dans la pop culture.

La censure japonaise n’est donc pas seulement une limitation : elle est devenue une esthétique. Elle cache, mais attire du même coup l’attention ; elle interdit, mais stimule l’imagination. Derrière ces pixels obstinés se lit toute une manière japonaise de composer avec l’interdit : transformer une contrainte en style, et une règle morale en jeu subtil.




A la semaine prochaine pour ouvrir ensemble, une nouvelle porte rose du Japon.


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