Saison 1 - Episode 8 : Quand le plaisir se sculpte dans la douleur.
Dérangeant, hypnotique et profondément singulier, La Bête aveugle reste aujourd’hui l’un des films les plus marquants de Yasuzô Masumura. Adapté d’une nouvelle d’Edogawa Ranpo, le maître du grotesque érotique japonais, ce huis clos de 1969 interroge les limites du désir, de la perception et de la folie.
Le film débute dans une atmosphère feutrée avant de basculer dans un univers de plus en plus claustrophobe : celui d’un sculpteur aveugle qui enlève une jeune mannequin pour en faire son modèle — et son obsession. Privé de la vue, il tente de « voir » le corps féminin par le toucher, cherchant dans la chair la perfection qu’il ne peut plus contempler.
Derrière cet homme se cache aussi une présence inquiétante : sa mère, qui l’aide à enlever la jeune femme et participe silencieusement à son enfermement. Leur relation, à la fois fusionnelle et malsaine, confère au film une charge quasi incestueuse. Figure maternelle dévoyée, elle agit comme la gardienne de son monde intérieur, nourrissant ses obsessions et son rapport déformé au corps féminin, avant de disparaître brutalement dans un accident qui précipite la folie du fils.
Si la première partie du film reste presque classique, la seconde devient une véritable expérience sensorielle. Le décor se transforme en un espace surréaliste et pop-art, saturé de couleurs et de formes, peuplé de sculptures féminines géantes aux allures totémiques. Cette salle, aux murs tapissés de corps et de visages, agit comme le prolongement de la psyché du sculpteur — un temple de chair et de plâtre où se confondent art et démence.
Visuellement, c’est une prouesse. Masumura compose des tableaux presque picturaux, où l’érotisme devient architecture. La lumière, les textures et la mise en scène hypnotisent le spectateur, créant une fascination morbide qui culmine dans un final d’une beauté macabre.
Le rapport entre le sculpteur aveugle et sa captive évolue lentement vers une relation trouble, dominée par la douleur, la dépendance et un plaisir de plus en plus ambigu. La mannequin, d’abord victime, semble progressivement s’abandonner à la folie de son bourreau — jusqu’à en partager le vertige.
Cette lente contamination psychologique évoque ce que l’on appellera plus tard le syndrome de Stockholm : le lien paradoxal entre victime et ravisseur. La sexualité, ici, n’est jamais montrée frontalement ; elle est suggérée, transformée en tension physique et psychologique. L’érotisme ne réside pas dans la nudité (quasi absente), mais dans la suggestion, la peur, la fascination.
À travers cette spirale destructrice, Masumura explore la frontière ténue entre plaisir et douleur, beauté et abjection. La fin, sèche et abrupte, laisse le spectateur pétrifié — comme si l’œuvre elle-même s’interrompait au moment où elle devient insoutenable.
Souvent considéré comme un film précurseur du pinku eiga et comme l’une des œuvres fondatrices du genre, La Bête aveugle rompt avec les codes du cinéma érotique occidental. Pas de complaisance, pas de séduction facile : ici, la sensualité devient terrain d’expérimentation psychique.
Son érotisme pervers et sa sensualité macabre évoquent les pages les plus sombres d’Edogawa Ranpo. La mort rôde, la chair se fige, l’art devient mutilation. Cette approche, à la fois intellectuelle et viscérale, influencera durablement le cinéma japonais érotique des années 70, du roman porno à l’avant-garde la plus extrême.
À noter, la sortie en novembre 2024 dernier d'une superbe édition Blu-ray / DVD proposée par The Jokers / Potemkine Films. Présenté dans son format original 2.35:1, le film bénéficie d’une superbe restauration HD qui met en valeur les décors pop-art et la mise en scène hypnotique de Yasuzô Masumura. L’édition comprend deux disques et un bonus exclusif : une interview de 22 minutes de Clément Auger, qui revient sur le film, son esthétique sensorielle et son importance dans l’histoire du cinéma érotique japonais. Un indispensable pour (re)découvrir ce chef-d’œuvre dérangeant dans des conditions idéales.
Œuvre unique, à la croisée de l’art, du désir et de la folie, La Bête aveugle continue de hanter les spectateurs, plus de cinquante ans après sa sortie.
À la semaine prochaine pour ouvrir ensemble une nouvelle porte rose du Japon.
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