24 novembre 2025

[SOCIETE & MOEURS] La nudité au Japon

 Saison 1 - Episode 13 : "La nudité, c'est de se voir nu" (Victor Hugo - L'Homme qui rit)


Il suffit de voyager au Japon pour comprendre à quel point le rapport au corps y diffère du nôtre. Là où, en Occident, la nudité évoque souvent l’intimité, la sexualité ou la transgression, elle se vit ici comme quelque chose de naturel, presque banal, tant qu’elle reste inscrite dans un cadre précis. Une baignade dans un onsen, un bain collectif dans un sento, ou même la participation à un festival traditionnel en fundoshi (cache-sexe) ne provoquent aucune gêne particulière. Le corps est simplement… le corps. Rien de plus, rien de moins.

Le corps naturel d’avant-Meiji

Avant l’ouverture du Japon à l’Occident, la nudité n’avait rien de scandaleux. Dans les villages, on se lavait ensemble ; hommes, femmes et enfants partageaient l’eau du bain. L’important n’était pas de cacher, mais d’être propre. Le mot japonais seiketsu, propreté, était autant moral que physique : un corps propre traduisait une âme en ordre. Les bains mixtes faisaient partie de la vie sociale, au même titre que les marchés ou les temples. Le regard posé sur la nudité était dépourvu de malice ; il relevait d’un rapport simple, direct, presque innocent à la nature. L’idée même de honte n’était pas liée au nu : elle concernait le comportement, non le corps. On pouvait être nu sans être indécent, mais on ne pouvait pas être impoli sans être honteux.






Quand l’Occident impose sa pudeur

Tout change avec l’ère Meiji (1868-1912). L’ouverture du pays et l’arrivée des diplomates européens choqués par la mixité des bains publics provoquent un bouleversement moral. Sous la pression des nouvelles normes occidentales, l’État japonais interdit la mixité dans les onsen et codifie la pudeur : il faut désormais se couvrir. La nudité devient un signe d’archaïsme, voire de « sauvagerie ». On apprend à se méfier du corps, à le dissimuler. Ce basculement crée un paradoxe qui perdure encore aujourd’hui : d’un côté, une pudeur presque rigide dans les espaces publics ; de l’autre, une extraordinaire liberté dans l’imaginaire et la création. Cette ambivalence fonde ce que l’on pourrait appeler la « morale double » japonaise : en surface, la bienséance ; dans l’ombre, le fantasme.

La nudité codifiée : pureté, rituel et contrôle

Le Japon n’a pas perdu son rapport ritualisé au corps. Dans un onsen, tout est codifié : on se lave avant d’entrer dans l’eau, on ne plonge pas sa serviette, on garde le silence. Le corps nu, ici, n’est pas un spectacle : il participe d’un rituel de purification. Cette conception découle du shintô, religion animiste qui ne sépare pas le spirituel du corporel. Le corps n’est pas coupable : il est un prolongement de la nature, donc fondamentalement pur, à condition d’être entretenu, maîtrisé, contenu. C’est pourquoi le Japon associe rarement nudité et provocation. Le nu japonais n’est pas exhibition, mais discipline : la maîtrise du geste, la retenue du regard, le contrôle de soi.

L’ère du pinku : le corps sous contrainte

L’article 175 du Code pénal, en vigueur depuis 1907, interdit la diffusion d’images « obscènes ». Cette censure, qui impose encore aujourd’hui le floutage des organes génitaux, a paradoxalement contribué à faire du Japon l’un des pays les plus créatifs dans la représentation du corps. Ne pouvant montrer, les artistes ont suggéré. Les réalisateurs de pinku eiga, les graveurs de shunga modernes ou les mangakas ont développé un langage visuel fait d’allusions, de détails, d’érotisme fragmenté : la nuque, la nuée de cheveux, la vapeur d’un bain, un souffle suspendu. Le désir japonais se nourrit de ce qui manque. La censure n’a pas tué l’érotisme ; elle l’a affiné.

Le nu quotidien : pudeur sociale, liberté privée

Dans la vie de tous les jours, les Japonais cultivent une pudeur discrète. On se change dos tourné, on évite les effusions publiques. Le corps se montre uniquement quand le contexte l’autorise : onsen, ryokan, sport, art. Mais derrière cette réserve, le Japon contemporain abrite une immense tolérance privée : les love hotels, les clubs spécialisés, le cosplay, les pratiques BDSM ou les performances d’art corporel ne suscitent ni scandale ni morale. La règle est simple : tout ce qui ne dérange pas le collectif est acceptable. Ce n’est donc pas la nudité en soi qui gêne, mais l’inconvenance. Le désordre. Un bain nu entre amis ? Parfaitement normal. Un décolleté au bureau ? Inapproprié. La société japonaise ne condamne pas le corps : elle le replace dans son cadre.






Entre contrôle et libération : le corps contemporain

Aujourd’hui, le Japon vit un nouvel équilibre. Les photographes comme Nobuyoshi Araki, Kishin Shinoyama ou Hideka Tonomura explorent la frontière ténue entre art, intimité et provocation.
Les jeunes générations, influencées par les réseaux sociaux, redécouvrent le corps comme terrain d’expression personnelle, mais toujours dans le respect d’un cadre implicite : la discrétion. Le Japon reste cette terre où l’on peut acheter des sous-vêtements d’occasion dans un distributeur, mais où il est mal vu d’exposer ses épaules à l’école.

Un pays de contrastes, oui, mais surtout, un pays de codes.

En définitive, la nudité japonaise n’est pas une transgression, mais une langue. Elle parle de pureté, de silence, d’ordre. Elle dit la beauté de ce qui se cache autant que celle de ce qui se montre. L’Occident a fait du nu une revendication ; le Japon en a fait un art de l’allusion. Sous la censure, la pudeur et la codification, demeure une idée essentielle : 

Le corps n’a jamais été un problème au Japon, seulement un mystère à respecter.



À la semaine prochaine pour ouvrir ensemble une nouvelle porte rose du Japon.


(Note: Les images proviennent de l'ouvrage "The Way of the Japanese Bath" qui compile le travail du photographe américain Mark Edward Harris réalisé entre 1992 et 2003).

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