17 novembre 2025

[FILM] Le couvent de la bête sacrée de Norifumi Suzuki (1974)

Saison 1 - Episode 12 : Quand le déviant devient divin.

Il existe des films d’exploitation qui amusent, d’autres qui choquent, et puis il existe ceux — beaucoup plus rares — qui dérangent tout en s’imposant comme de véritables œuvres d’art. Le Couvent de la bête sacrée, réalisé en 1974 par Norifumi Suzuki (à qui l'on doit aussi l'excellent Sex & Fury) appartient à cette catégorie singulière. Film sulfureux, baroque, visuellement somptueux, il transcende le simple nunsploitation pour frôler la tragédie mystique. Comme le narrait si bien à l'époque Jean-Pierre Dionnet dans son introduction à Cinéma de Quartier, nous sommes face à un chef-d’œuvre anticlérical, d’une audace et d’une radicalité rares, mais aussi d’une beauté troublante.

Souvent réduit au cliché du film de nonnes dévoyées, ce long-métrage fait bien plus que cocher les cases du genre. Suzuki filme l’enfermement comme une tragédie grecque, avec ses fautes ancestrales, ses secrets honteux, cette transmission invisible de la culpabilité, du pouvoir et du péché. Le couvent n’est pas qu’un décor : c’est un espace mental, un lieu où la foi se transforme en contrôle, où l’autorité religieuse joue des corps comme d’un territoire qu’il faut dominer, purifier, punir et parfois souiller. La religion, ici, n’est jamais condamnée ; ce qui l’est, c’est l’usage qu’en font les hommes — ce pouvoir qui se drape de sacré pour mieux masquer le désir et la violence.






Au cœur de cette prison blanche et noire se tient Maya, interprétée par une Yumi Takigawa absolument sublime. Elle est novice, mais pas croyante : elle enquête. Sa mère est morte entre ces murs, nonne elle aussi, mais sa mort n’a rien d’un accident. Lorsque Maya découvre qu’elle est l’enfant illégitime d’un prêtre, qu’elle porte en elle le péché que la hiérarchie prétend traquer, le récit se renverse. Le film devient alors un drame œdipien, une histoire de vengeance sacrée, une quête de vérité qui se fait autant par la douleur que par la révélation.

Dans cette plongée sensorielle, il y a un moment qui s’impose, qui hypnotise, qui reste gravé longtemps après le générique : la scène des roses. Suzuki transforme une punition en poème visuel. Les roses éclatent comme des blessures ouvertes, les visages sont baignés de larmes et de lumière chaude, le montage adopte le rythme d’un souffle. Tout devient cérémonie, douleur, désir, révélation. Rarement un film d’exploitation aura transformé la violence en image sacrée avec une telle intensité. C’est un moment suspendu, presque en apesanteur — la beauté pure dans la souffrance.










Et ce n’est pas la seule scène marquante. On pense au supplice de l’eau, d’une cruauté lente et perverse, inspiré des procès de sorcellerie : une nonne forcée d’ingurgiter des litres d’eau, assise au-dessus d’une croix gravée dans la pierre, menacée d’être déclarée sorcière si elle cède et urine. Une humiliation religieuse filmée sans voyeurisme, mais avec cette lucidité cruelle que le film ne reniera jamais.

Pourtant, Suzuki introduit aussi l’absurde et l’humour noir. Une séquence, totalement inattendue, voit deux hommes s’introduire dans le couvent — dont le dernier amant de Maya — et révéler les plaisirs de la chair à une nonne auparavant tortionnaire. Une scène à la fois burlesque, irrévérencieuse, presque hors du temps, mais totalement dans le ton d’un cinéma japonais qui osait tout, comme son pendant italien du bis, sans tabou, sans limite, sans morale imposée.








Il faut aussi dire que les nonnes sont toutes magnifiques, au point de faire trembler n’importe quel athée convaincu. Leur beauté devient un élément de mise en scène, un outil de trouble, un rappel que l’interdit n’existe que parce que le désir existe d’abord.

Visuellement, le film est une pure merveille. On y retrouve des cadrages obliques dignes du giallo, et un travail de lumière rouge et intense, presque liquide, mais aussi traversée d’une aura sacrée, comme celle d’un vitrail. Des crucifix retournés contre leurs maîtres, des compositions presque picturales : tout semble ritualisé, chorégraphié, pensé non pas pour profaner le sacré, mais pour en dévoiler toute la dimension charnelle et sensuelle. Suzuki filme la sensualité comme une liturgie inversée, jamais comme un simple produit d’exploitation.

Puis vient la fin et sa conclusion proche du mystique. L’inceste symbolique, la vengeance sacrée, le prêtre abattu par le même instrument qu’il utilisait pour dominer — un crucifix devenu arme. Et, dans un dernier souffle, l’irruption du gothique, presque hammerien : une nonne inquisitrice, défigurée par l’acide, ressurgit en spectre vengeur, figure d’un Jugement dernier qui n’épargne plus personne.










En une heure trente, sans un temps mort, Suzuki propose un film sulfureux, hypnotique, dérangeant mais aussi profondément élégant. Une œuvre baroque et poétique, un cinéma de la transgression qui ne cherche pas seulement à choquer, mais à atteindre quelque chose de viscéral — à toucher au cœur même de ce que le sacré cache, refuse ou punit. Et qui, cinquante ans plus tard, n’a rien perdu de sa puissance subversive.

Un film qui marque.

Un film à la fois déviant et divin.



À la semaine prochaine pour ouvrir ensemble une nouvelle porte rose du Japon.

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